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xtrait - « La vision polythéiste du monde nous sera d’un grand secours pour sortir de la vision binaire, du véritable manichéisme états-unien et atlanto-européen qui oppose le Bien au Mal, l’Occident aux barbares, les démocraties au terrorisme… »
Entretien
avec Jacques Marlaud, auteur du Renouveau païen dans la pensée française, préfacé
par Jean Cau (éditions L’Æncre). Propos recueillis par Fabrice Dutilleul. ¢
Pourquoi aborder un sujet à la fois aussi vaste et aussi
controversable ?
Le
paganisme comme objet d’étude historique, littéraire et esthétique est
aujourd’hui moins controversable qu’il l’était autrefois, même si, comme le
constatait déjà Jean Cau dans la préface qu’il m’a accordée, jamais les «
valeurs » chrétiennes laïcisées ne se sont autant épanouies à travers la
novlangue humaniste, les grand-messes de la « Démocratie » hypostasiée.
«Rouges, noirs ou roses, mais tous se proclamant frères en Humanité, jamais les
prêtres ne furent aussi nombreux. Christianisme pas mort, Humanité et
Humanitarisme suivent. Chasse au Grand Pan toujours ouverte. Tirer à vue
! » Le phénomène de laïcisation est ancien et les « prêtres », les
vecteurs de morale humanistoïde contre lesquels s’insurgent mes sujets d’étude
(Montherlant, Louis Pauwels, Jean Cau et Pierre Gripari principalement)
officiaient depuis longtemps dans les amphithéâtres d’université et dans les
médias plutôt que dans les églises où,
au contraire, se sont maintenus parfois certains rites pagano-chrétiens, par
exemple à travers le culte des Saints, hérité de celui des dieux et des héros
qui prévalait dans l’univers païen antique.
Le paganisme que vous préconisez n’a pourtant rien à voir avec
une quelconque pratique religieuse telle qu’on la trouve chez certains druides
ou odinistes contemporains…
D’abord,
je ne préconise rien. Je recherche, comme un fil conducteur, un certain état
d’esprit qui caractérise ce qu’on peut appeler la philosophie et la littérature
« païennes » mais aussi la musique, la sculpture, la peinture et les beaux-arts
en général, voire la politique ou « métapolitique ». Or, un survol « païen » de la littérature, comme celui qui compose la
dernière partie de mon ouvrage montre que celle-ci, tout comme les autres
domaines artistiques, est essentiellement païenne et seulement marginalement
chrétienne. Ce constat peut d’ailleurs s’appliquer à bien des auteurs
d’obédience chrétienne comme un Péguy, un Claudel ou un Bernanos qui, sous le
vernis de leur croyance, révèlent d’authentiques instincts païens.
Quant
aux néo-païens, sans vouloir les mettre tous dans le même sac, je souscris à
l’analyse d’Oswald Spengler qui voit en eux les pratiquants d’une religiosité
seconde : ils se marginalisent eux-mêmes en prétendant revivre une religion
morte dont nous connaissons très peu de choses et dont ils ne peuvent reprendre
que les aspects superficiels, extérieurs. Rien à voir avec la recherche d’une philosophie païenne qui imprègne tout un pan de
notre pensée européenne à condition d’oser ouvrir grands nos yeux et
oreilles.
Quel usage peut-on faire du paganisme aujourd’hui s’il ne peut,
comme vous dites, être vécu religieusement ?
Individuellement ou en
petits cercles, la conception païenne de la vie peut nous donner une très
grande force grâce à la poésie de la contemplation et de l’affirmation du monde
au lieu de sa négation nihiliste actuelle (dont le misérable art contemporain est l’expression
la plus visible). Mais au-delà de cette initiation salutaire, la vision polythéiste du monde nous sera
d’un grand secours pour sortir de la vision binaire, du véritable
manichéisme états-unien et atlanto-européen qui oppose le Bien au Mal,
l’Occident aux barbares, les démocraties au terrorisme, etc. Dans un récent
ouvrage qui porte ce titre, l’ancien ministre chrétien libanais Georges Corm se
fait l’avocat d’une lecture profane des conflits qui cesserait de
privilégier leur dimension religieuse ou ethnique pour prendre en compte
« les facteurs démographiques, économiques, géographiques, sociaux, politiques,
historiques, mais aussi l’ambition des dirigeants, les structures
néo-impériales du monde et les volontés de reconnaissance de l’influence de
puissances régionales » (cf. Le Monde Diplomatique, février 2013).
Une telle approche
multifactorielle et multipolaire
du champ de forces internationales est éminemment politique, au sens de Carl
Schmitt, et païenne en ce qu’elle donne toute sa place à la pluralité des
valeurs, des peuples, des intérêts et des ambitions qui s’affrontent (au Mali,
comme en Syrie, en Palestine ou en Asie centrale…). Le raccourci, de la
littérature aux affaires internationales, peut paraître fulgurant, et pourtant,
une bonne dose de païennie littéraire pourrait aider nos décideurs à cesser de
voir le vaste monde à travers la lorgnette dé(sin)formante de l’Occident
américanocentré.
Le
renouveau païen dans la pensée française
de Jacques Marlaud
Préface de Jean Cau
283 pages, 27 euros
Éditions L’Æncre
Collection « Patrimoine des
religions »
dirigée par Philippe Randa