Article paru sur le
Courrier International - Toute l'année, la Russie a célébré
le bicentenaire de la victoire de l'armée impériale sur celle de Napoléon. Mais
pour un auteur russe, 1812 a plutôt été le moment historique où l'Empire russe
a raté le coche du développement européen.
On
peut se demander quelle idée a eu Napoléon de se lancer dans l'aventure russe.
L'historien français Thierry Lentz, qui dirige la Fondation Napoléon, a
répertorié certaines questions à ce sujet. Il publie, volume après volume, la
correspondance de l'empereur (41 000 lettres recensées à ce jour) [soit 14
tomes prévus, aux éditions Fayard].
Au
bout de onze années de règne, l'empereur avait enfin cessé d'être un
"parvenu". Il avait en tout cas fondé une dynastie, s'alliant à une
grande maison royale, celle des Habsbourg. Marie-Louise lui avait donné un
héritier et il avait même pour "oncle" [par alliance] le
"malheureux" Louis XVI, guillotiné pendant la Révolution (et qui
était l'époux de l'Autrichienne Marie-Antoinette, guillotinée elle aussi). En
d'autres termes, il avait mis fin à une révolution vieille de vingt ans et dont
le pays avait plus qu'assez.
Par
la suite, en faisant de la France un pays aux dimensions jamais atteintes,
Bonaparte avait établi la paix en Europe et commencé à bâtir une sorte de
préfiguration de l'Union européenne actuelle – des confédérations d'États (du
Rhin, de Suisse, et il envisageait une confédération panslave). Partout il
avait instauré des lois fondées sur son fameux Code civil, uniformisé les poids
et mesures, l'administration, et même les voies de communication. Il n'avait
jamais été aussi près de venir à bout de l'Angleterre, soumise à un blocus
économique, où le prix du pain augmentait et où les luddites se révoltaient
[1811-1812].
LES
PAYSANS, PRINCIPAUX ENNEMIS DE NAPOLÉON
C'est
alors que des problèmes apparurent en périphérie : au sud, avec l'Espagne, et à
l'est, avec la Russie, où les innovations napoléoniennes semblaient tomber de
la lune. Ces pays ne s'inscrivaient pas dans le projet européen moderne, mais
le blocus continental de l'Angleterre ne pouvait fonctionner sans eux.
L'empereur ne savait pas attendre. En Espagne, il décida de remplacer le roi
[par Joseph, son frère, en 1808] et se trouva en butte à une rébellion.
Curieusement, comme en Russie plus tard, ses principaux ennemis auront été les
paysans incultes auxquels il apportait l'instruction, mais qui n'avaient cure
du Code civil et voyaient avant tout en Napoléon un envahisseur et
l'Antéchrist. Goya, pour sa part, l'avait peint en ogre.
A
la veille de la campagne de Russie, Napoléon avait, par deux fois déjà, défait
l'armée russe, en 1805 à Austerlitz, où les Autrichiens étaient alliés aux
Russes, et à Eylau en 1807. Le général [russe] Barclay de Tolly ne prévoyait
donc plus de marche à travers l'Europe. Il misait sur les immensités russes,
visant à attirer l'ennemi dans les profondeurs d'un pays que Napoléon ne
connaissait pas, et préférait éviter les grandes batailles. Ce plan n'était pas
proprement russe, il représentait la quintessence de la pensée militaire de
tous les généraux battus par Napoléon durant la décennie précédente, battus
parce qu'ils avaient été amenés à engager les combats là même où Bonaparte
l'avait voulu, et au moment qu'il avait choisi.
Durant
la campagne de 1812, l'armée russe suivit cette tactique, non sans subir des
revers, et avec l'aide d'une population qui la soutenait avec ferveur. Il est
possible que, comme l'estiment les Français, Borodino ait constitué une défaite
pour l'armée russe, qui a abandonné le champ de bataille à l'ennemi et vu
périr, dans des combats défensifs, plus d'hommes que la Grande Armée n'en avait
perdu dans son offensive. Mais la Grande Armée n'avait plus rien de grand en
arrivant à Borodino. Elle avait fondu en route, perdant des centaines de
milliers d'hommes, ce qui allait lui être fatal. Tout cela parce que Napoléon
avait un autre projet en tête.
En
effet, durant l'hiver 1812, le général [polonais] Sokolnitski [qui avait émigré
en France après avoir combattu la Russie] lui avait remis un rapport, véritable
projet politique qui contenait le plan d'invasion de la Russie. Difficile de
savoir pourquoi cela a eu autant d'effet sur l'empereur. Peut-être la
conjoncture était-elle favorable. Napoléon souhaitait lire un rapport de ce
genre. Ce dernier prévoyait que les serfs se révolteraient contre le tsar, que
les Cosaques se soulèveraient, etc. Né du sentiment d'humiliation de la
Pologne, c'était la représentation d'un pays que les Polonais savaient comment
gérer. Quoi qu'il en soit, cette note a changé le cours de l'Histoire.
Sur
près de 700 000 hommes qui étaient entrés en Russie, moins de 30 000
repassèrent le Niémen dans l'autre sens, emmenés par Murat. Napoléon les avait
précédés, regagnant Paris à la hâte, car des rumeurs de complot avaient
circulé.
NAPOLÉON,
INFLUENT MÊME DANS L'ARMÉE ADVERSE
Toutefois,
à peine les combats étaient-ils terminés que l'influence de Napoléon se faisait
sentir sur ses vainqueurs : face à la France, nous avions bien gagné la guerre,
mais gagner la paix était une autre histoire ». Les décembristes [ainsi
furent appelés les officiers russes qui, dix ans après leur retour de France,
en décembre 1825, tentèrent de renverser le régime autocratique à
Saint-Pétersbourg] rapportèrent de Paris l'idée que la Russie ne pouvait
continuer à vivre comme elle le faisait. D'ailleurs, cette idée s'était
insinuée en eux dès l'aller, car Alexandre Ier avait lui aussi perdu la moitié
de son armée, et pas uniquement dans les combats contre Napoléon. Selon des
études russes, sur les 120 000 soldats russes entrés en France en direction de
Paris, seuls 63 000 environ sont arrivés à destination. Et devinez où sont
passés les autres ; il faut croire que le vent de la liberté avait déjà
commencé à nous jouer des tours, car les nouvelles recrues de Napoléon
n'auraient pas eu la capacité d'en éliminer autant (la France, envahie par les
armées des alliés, voyait elle aussi l'empereur comme un ogre).
Les
fanfares ne s'étaient pas encore tues que Pouchkine notait déjà, prophétique,
dans Eugène Onéguine : "Nous aspirons tous à être
Napoléon." Tout au long du XIXe siècle, nos apprentis dictateurs se sont
essayés à diriger des millions de "créatures bipèdes", et au XXe
siècle nous avons engendré des Bonaparte tels que les Français ne les auraient
jamais imaginés. Enfin si, car eux aussi ont eu leurs Pétain, Cavaignac, et
même Napoléon III, que Victor Hugo avait joliment affublé de l'étiquette
"le petit".
Mais
tout cela n'est qu'un regard importé sur le grand anniversaire que nous
célébrons cette année. Côté russe, le principal problème n'a pas évolué, nous
continuons à combattre le conquérant, comme le montre le choix de la bataille
de Borodino comme jalon historique essentiel. Une quinzaine de pays européens
ont choisi une autre voie, cessant le combat lorsque l'empereur est entré dans
leur capitale. Cela leur a apporté un ensemble de lois civiles qui leur a par
la suite évité de faire la révolution. Mais avec la Russie, cela n'a pas
fonctionné. Napoléon arrivait entre autres pour abolir le servage et soulever
les paysans, mais il n'a pas su comment faire. En Russie, le servage, que les
Français qualifiaient tout simplement d'esclavage, n'était même pas fixé par
des lois. Dans ces conditions, comment l'abolir ? Et comment instaurer un Code
civil dans un pays où tout, de la paix à la guerre, dépendait des autocrates ?
Après s'être cassé la tête sur tout cela durant un mois, alors que Moscou était
dévoré par les flammes, l'empereur a pris le chemin du retour.
Et
nous avons préservé toutes nos erreurs, pour lesquelles nous avions
héroïquement combattu les troupes de Napoléon. Nous les avons emmenées jusqu'à
Paris. Et c'était notre droit historique le plus strict.
BATAILLE DE
LA MOSKOWA : UN CARNAGE SANS PRÉCÉDENT
Le
7 septembre 1812, à 125 kilomètres à l'ouest de Moscou, Napoléon livre aux
Russes un combat qu'il espère décisif. Ce sera la bataille la plus sanglante
des guerres napoléoniennes. L'empereur en rêve depuis qu'il est entré en
Russie, en juin précédent : une bataille d'anéantissement qui lui permettrait
de mettre le tsar Alexandre Ier à genoux et ainsi le contraindre à négocier la
paix. Et il semble que les Russes, qui ne cessent de le fuir depuis le début de
la campagne, soient enfin décidés à se battre, peut-être dans l'espoir de l'arrêter
sur la route de Moscou.
Toutefois,
la Grande Armée n'est déjà plus que l'ombre d'elle-même. Napoléon a dû diviser
ses forces, et ses troupes ont subi de lourdes pertes dues à des combats de
retardement, mais aussi à la maladie et aux désertions. Ce jour-là, il aligne
130 000 hommes et 587 canons, contre 120 000 Russes disposant de plus de 620
pièces d'artillerie. L'armée de Napoléon est une force multinationale, elle
comprend des Français, bien sûr, mais aussi des Polonais, des Saxons, des
Westphaliens, des Bavarois et des Italiens.
En
face, les Russes ont fait appel à des milices populaires pour épauler l'armée.
En
près de douze heures d'affrontement sans merci, les Français finissent par
repousser les régiments du général Mikhaïl Koutouzov. Celui-ci se sait battu et
préfère se replier le lendemain, abandonnant Moscou. Les pertes sont terribles,
entre 30 000 et 35 000 tués, blessés et disparus côté français, 44 000 dans le
camp russe.
Plus
connue sous le nom de bataille de la Moskova en France, où elle est considérée
comme une victoire tactique, la bataille de Borodino ne sera éclipsée que par
la bataille des Nations, à Leipzig, en octobre 1813 (plus de 100 000 morts en
trois jours toutes armées confondues). Et elle a bel et bien sonné le glas du
Ier Empire.
Virtual Battle of Borodino : Pour vivre la bataille
"en direct" dans un camp ou dans l'autre.
Courrier
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