TRIBUNE
LIBRE
22 AVRIL 1961
José
CASTANO
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Une
agitation anormale prenait naissance. On signalait des mouvements
imprévus des véhicules de groupes de transport. Il était une heure du matin et les légionnaires du 1er REP, commandés
par le Commandant, Elie Denoix de Saint-Marc, fonçaient sur Alger.
Pouvait-on vivre chargés de
honte ? La France s’enfonçait dans les égouts, la France n’existait plus. À son
secours volaient les légionnaires, prêts à verser leur sang si la légion le
leur demandait, marchant de leurs pas
d’éternité vers la vie, vers la mort, fidèles à eux-mêmes, aux pierres tombales
qui jonchaient leur route, fidèles à l’honneur.
Au même moment, d’autres
« Seigneurs de la guerre » investissaient les grandes villes
d’Algérie : le 1er Régiment Étranger de Cavalerie du
Colonel de la Chapelle, le 5ème Régiment Étranger
d’Infanterie du Commandant Camelin, le 2ème Régiment
Étranger de Parachutistes entraîné par ses capitaines et le
Commandant Cabiro, dès lors que son chef, le Colonel Darmuzai s’était
lâchement désisté, les 14ème et 18ème Régiments de Chasseurs
Parachutistes des Colonels Lecomte et Masselot, le groupement
des commandos de parachutistes du Commandant Robin,
les commandos de l’air du Lieutenant-Colonel Emery… Les fleurons
de la 10ème et de la 25ème Division de Parachutistes.
Et puis d’autres unités se
rallient au mouvement : le 27ème Dragons du
Colonel Puga, le 7ème Régiment de Tirailleurs Algériens,
le 1er Régiment d’Infanterie de Marine du
Commandant Lousteau, le 6ème RPIMA du
Lieutenant-Colonel Balbin et le 8ème RPIMA du Colonel Lenoir,
le 94ème RI du Colonel Parizot, le 1er RCP du
Colonel Plassard, le 9ème RCP du Colonel Bréchignac… À
noter aussi le ralliement immédiat des harkis du
Commandant Guizien, basés à Edgar-Quinet, village situé au pied de
l’Aurès. Au lendemain du cessez-le-feu, ils paieront très cher leur
fidélité : Un millier de ces supplétifs, avec femmes et enfants, seront
massacrés dans des conditions effroyables…
JE
NE REGRETTE RIEN
de
Pierre SERGENT
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Néanmoins quelque chose
avait filtré du projet. Il n’est pas de secret que puissent garder tant d’hommes
en marche vers leur mystérieux rendez-vous. De confuses alertes chuchotées de
bouche à oreille avaient couru d’un bout à l’autre de l’Algérie, affolant par
l’imminence d’un événement qu’ils pressentaient, de « courageux »
officiers qui s’étaient ainsi rués dans l’une de ces échappatoires qui leur
permettrait, plus tard, de pouvoir se disculper tant auprès des vaincus que des
vainqueurs : Ils s’étaient fait mettre en permission pour éluder le choix
et des quatre coins d’Algérie, des chefs étaient partis pour ne pas être
présents quand se lèveraient les aurores difficiles… Pourtant, des années
durant, sur les tombes des officiers tués au combat, ces mêmes chefs avaient
limité leur oraison funèbre à un serment prêté sur les cercueils drapés de
tricolore : « Nous n’abandonnerons jamais l’Algérie ! ».
Qu’en était-il aujourd’hui ?
Fallait-il dans ce cas
employer la force? C’est dans de tels moments que bascule le destin des hommes…
et c’est à ce moment-là que bascula celui de l’Algérie française…
Parce
que la fraction de l’armée qui s’était révoltée refusait de mener le même
combat que celui du FLN, la bataille allait être perdue.
Parce que les généraux (notamment le général Challe), avaient eu la naïveté de
croire qu’une révolution se faisait sans effusion de sang et pouvait se gagner
uniquement avec le cœur et de nobles sentiments, ils allaient entraîner avec
eux dans leur perte les meilleurs soldats que la France ait jamais eus… et tout
un peuple crédule et soumis.
À l’évidence, ils
négligèrent les recommandations d’un célèbre révolutionnaire : Fidel
Castro, dont la doctrine était la suivante : « Pour faire une révolution, il
vaut mieux un chef méchant que plusieurs chefs gentils ».
25 AVRIL 1961
Le
général Challe prend la décision de mettre fin au soulèvement et de se livrer
au bon vouloir de Paris. Ce faisant, il va consacrer la défaite
des plus belles unités, livrer 20 ans de sacrifices et d’expérience. Ce qu’il
remet à l’État gaulliste, c’est la force morale d’une armée qui retrouvait le goût
de vaincre, c’est tout un capital jeune et révolutionnaire qu’elle avait amassé
avec tant de souffrance pour la nation.
… Et ce fut la fin… Les
camions défilèrent un à un avec leur chargement de généraux, de colonels, de
paras et de légionnaires. Les hommes chantaient une rengaine d’Édith
Piaf :
« Non,
rien de rien…
Non,
je ne regrette rien »…
Ainsi durant quatre jours et
cinq nuits, des hommes valeureux avaient tenté de sauver l’Algérie. Son corps
se vidait de son sang, tout sombrait. Leur dignité imposait de se
conduire en Seigneurs, même s’ils étaient chargés de tout le désespoir du
monde. Ne rien regretter ?... Si ! D’avoir perdu. Et des camions qui
roulaient maintenant dans la nuit profonde, toujours ce chant qui s’élevait
encore plus vibrant :
« Non,
rien de rien,
Non,
je ne regrette rien… »
Je
ne regrette rien ! Ce cri allait désormais devenir l’hymne de ceux qui
avaient osé et qui avaient tout sacrifié… sauf leur honneur.
C’étaient des hommes vaincus
–provisoirement-, courageux et généreux qui connaissaient l’adversité. Les
légionnaires se souvenaient pour la plupart de leurs combats pour la liberté en
Pologne ou en Hongrie, pour d’autres, ceux des rizières du Tonkin, pour
d’autres encore, de ceux de That-Khé, Dong-Khé, Cao-Bang, Diên Biên
Phu qui furent les tombeaux d’unités prestigieuses telles que les
2ème et 3ème Régiments Étrangers et du 1er BEP -Bataillon Étranger de Parachutistes-, celui-là même dont
les légionnaires du 1er REP étaient les fiers héritiers…
Les appelés des 14ème,
18ème RCP et des commandos, trop jeunes pour avoir connu tant de gloire,
demeuraient traumatisés par ces visions apocalyptiques qui les hantaient et qui
représentaient ces visages lacérés où les yeux manquaient, ces nez et ces
lèvres tranchés, ces gorges béantes, ces corps mutilés, ces alignements de
femmes et d’enfants éventrés, la tête fracassée, le sexe tailladé. Mais tous à ce moment ignoraient le
désespoir et savaient que demain la lumière brillerait à nouveau. C’étaient des
révoltés à la conscience pure, des soldats fidèles, des Hommes… des
vrais !
Quel contraste étonnant
cependant entre ces Seigneurs de la guerre que l’on montrait
aujourd’hui du doigt sous le vocable fallacieux de « mercenaires » et de
« factieux », ces
soldats-loups à la démarche souple de félins accoutumés à la chasse et au guet,
infatigables dans le chaos minéral de l’Aurès, soldats perdus dont l’uniforme
collait comme une peau de bête, acceptant le défi de la guerre dans les défilés
étroits comme des pièges, sur les pitons enneigés ou brûlés par le soleil, dans
l’enfer du désert où le monde mort a chassé celui des vivants… et ces hommes
flasques qui entonnaient de plus belle leurs incantations à la quille !…
Au lendemain de la reddition
des généraux, le général de Gaulle s’empressa d’épurer l’armée française.
L’occasion était trop belle d’en finir avec les contestataires trop fidèles à
leur idéal et à leur parole. C’est ainsi, qu’outre les centaines d’arrestations
opérées dans les milieux militaires, policiers et civils, les régiments qui
avaient constitué le « fer de lance » du
putsch : 1er REP, 14ème et 18ème RCP, Groupement des
commandos Parachutistes et Commandos de l’air, allaient être dissous. Le
2ème RPIMA quant à lui, allait être expulsé de ses cantonnements.
Dissoutes également, la 10ème et la 25ème Division de Parachutistes. Ne pouvant éliminer toutes les unités
compromises sous peine de réduire à néant la force opérationnelle, seul leur
encadrement serait sanctionné…
Insignes
du 1er REP
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C’est ainsi qu’au
cantonnement du 1er REP, l’ordre vint, sec et cruel. Le régiment était aux
arrêts ! Tous les officiers de cette prestigieuse unité devaient sur le
champ se constituer prisonniers. Beaucoup de légionnaires refusaient de s’incliner ;
ils voulaient livrer un ultime baroud d’honneur. Leur « Camerone »
à eux, ils le souhaitaient, ils le désiraient. Mais toute résistance devenait
désormais inutile. Leur sacrifice aurait été vain, l’État était trop puissant,
la France entière était contre eux, elle les avait reniés et l’Algérie était
d’ores et déjà condamnée. Les blindés de la gendarmerie mobile cernaient le
cantonnement, prêts à leur donner l’assaut. La flotte était là à quelques
encablures, ses canons pointés vers eux. Allons ! Il faut céder. C’en est fini du 1er REP…
La population européenne
tout entière se dirigea vers le camp de Zéralda où les légionnaires étaient
cantonnés. Elle voulait dire adieu à « son » régiment, le
saluer une dernière fois, lui dire encore et toujours : Merci !
Merci à « leurs » légionnaires. Les commerçants baissaient
leurs rideaux, les jeunes filles portaient des brassées de fleurs. À eux, les
portes du camp s’ouvrirent. Les journalistes furent interdits. « Vous
ne verrez pas pleurer les légionnaires ! » leur lança un
officier. Même les cinéastes du service cinématographique des armées furent
refoulés. Pas question de filmer la mort
du REP !
Le silence se fit. Une
ultime et bouleversante cérémonie aux couleurs, réunit autour du grand mât
blanc, la population et ces valeureux baroudeurs, jeunes d’Algérie et vétérans
d’Indochine.
Soudain, de la foule en
larmes, surgit une petite fille. Tel un ange de blanc vêtu, elle s’avança
vers les rangs des légionnaires, une feuille à la main. D’une voix douce et
faible elle en fit la lecture. C’était l’ultime hommage du petit peuple de
Zéralda à « ses » enfants en reconnaissance de leurs sacrifices, leur
courage et leur fidélité. Puis elle éleva sa petite main jusqu’à sa bouche et
dans un geste empreint d’une infinie tendresse, leur adressa un baiser. À ce
moment, les applaudissements crépitèrent et une pluie de pétales de rose
tournoya dans les airs.
Gagnés par l’émotion et la
rancœur, des légionnaires parachutistes, le visage tendu, les yeux rougis,
sortirent des rangs, ôtèrent leurs décorations couvertes d’étoiles, de palmes
et de gloire et les jetèrent devant eux. L’assistance regardait avec une
sorte d’effroi ces médailles qui jonchaient le sol. Des femmes les ramassaient
et en les embrassant, les rendaient aux paras : « Si,
si, reprenez-les ! » Des officiers pleuraient.
Puis ce fut l’embarquement
dans les camions. Certains criaient : « De Gaulle au poteau ! »,
d’autres « Algérie française quand même ! ». Sur leurs joues,
des larmes coulaient. D’autres s’efforçaient de sourire à la foule venue en
masse pour les saluer et qui s’époumonait à hurler sur leur passage :
« Vive la légion ! », tandis qu’à la vue des képis
blancs, les gendarmes mobiles s’effaçaient.
La colonne traversa la
petite ville où les Européens qui n’avaient pu se rendre au camp couraient sur
les trottoirs, leur lançant un ultime adieu. Des mains jetaient des fleurs sous
les roues des camions.
Un à un, les lourds
véhicules passèrent au milieu des cris, des larmes, des baisers envoyés à la
volée. Alors, de la colonne, couvrant le grondement des moteurs, 1200
légionnaires, partagés entre la colère et le chagrin, entonnèrent un refrain
aux lentes cadences, pathétique, triste, entrecoupé de sanglots :
« Non,
rien de rien,
Non,
je ne regrette rien… »
Le convoi du 1er REP
roulait sur un tapis de roses, de lilas et de pensées. Voie triomphale et
triste. Et sous les baisers, les acclamations, les larmes et les fleurs, il
disparut dans un dernier nuage de poussière, convoi de mariniers halé par une
complainte grave, emportant avec lui les plus folles espérances…
Pauvre
régiment ! Si glorieux ! Que triste est ton sort aujourd’hui !
Et dans son sillage se traînait déjà, lamentablement, le fantôme déguenillé de
l’Algérie française…
Et tandis que les
légionnaires roulaient vers leur destin, d’autres hommes, d’autres « Seigneurs
de la guerre », braves et courageux, parachutistes et commandos
des unités putschistes dissoutes assistaient, la rage au cœur, à l’amené du
drapeau, de ce même drapeau qu’ils avaient eux aussi défendu au prix du sang
dans les rizières d’Indochine et sur les pentes des djebels. La 10ème et
la 25ème Division de Parachutistes avaient fini d’exister !…
19 MARS 1962
Revue
du 1er REP
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… Puis le « cessez-
le- feu » fut proclamé. L’ennemi d’hier devint l’interlocuteur
privilégié de l’État français… et ce fut la fin.
Une nouvelle fois le drapeau
tricolore fut amené. Une nouvelle fois l’armée française plia bagages
poursuivie par les regards de douleur et de mépris et les cris de tous ceux
qu’elle abandonnait. Le génocide des harkis commençait…
Dans le bled –comme en
Indochine- les Musulmans qui avaient toujours été fidèles à la France
s’accrochaient désespérément aux camions et, à bout de force, tombaient en
pleurant dans la poussière de la route. Ce sont, là, des images que seuls ceux
qui ont une conscience ne pourront de si tôt oublier…
Et
c’est de cette façon que mourut l’Algérie française… dans la honte, les larmes
et le sang… Oui, c’était bien la fin!… la fin d’un monde… la fin d’une génération
de soldats… la fin d’une épopée… la fin d’un mythe… la fin d’une race d’hommes…
de vrais… celle des Seigneurs de la guerre !
Et si ces hommes avaient
choisi de se battre jusqu’au bout, s’ils avaient vomi le renoncement, c’était
encore pour une certaine idée qu’ils se faisaient de la France, c’était pour
l’Algérie française leur seul idéal, c’était pour le sacrifice de leurs
camarades qu’ils ne voulaient pas vain, c’était pour ces milliers de musulmans
qui avaient uni leur destin au leur, c’était pour ces « petits
Français de là-bas » qui étaient les seuls à les comprendre et à
les aimer et c’était aussi parce qu’ils avaient choisi de se fondre dans un
grand corps aux réflexes collectifs, noués dans la somme des renoncements
individuels et que par ce chemin, ils
atteignaient à une hautaine dimension de la liberté.
Pierre
SERGENT
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Mais le peuple d’Algérie,
lui, n’exprimera jamais assez sa gratitude à ces « soldats perdus »,
à tous ceux qui, par sentiment profond, ont risqué leur vie, ont abandonné
leurs uniformes, ont sacrifié leur carrière, ont été séparés de leurs familles
–parfois durant de longues années- ont connu la prison, l’exil, le sarcasme de
leurs vainqueurs et de ceux qui n’avaient pas osé, des lâches, des poltrons et
des traîtres pour être restés fidèles à leurs serments et à leur idéal.
Le
temps passera, l’oubli viendra, les légendes fleuriront, mais jamais assez
l’Histoire ne mesurera la grandeur de leur sacrifice.
José
CASTANO
E-mail : joseph.castano0508@orange.fr
« J’ai choisi la discipline, mais choisissant
la discipline, j’ai également choisi avec mes concitoyens et la nation
française, la honte d’un abandon, et pour ceux qui, n’ayant pas supporté cette
honte, se sont révoltés contre elle, l’Histoire dira peut-être que leur crime
est moins grand que le nôtre. » (Général De Pouilly)