TRIBUNE LIBRE
Une sortie de la zone euro entraînera-t-elle une catastrophe ? L'économiste Jacques Sapir répond.
Les
dangers que l’Euro fait courir à la France mais aussi à l’Europe sont désormais
évidents.
Ils sont reconnus par des dizaines d’économistes, tant français qu’étrangers,
dont un certain nombre de titulaires du Prix Nobel. La liste ne fait d’ailleurs
que s’allonger avec les mois qui passent, et elle compterait désormais plus de 175 noms. Ces dangers font de
l’objectif de mettre fin à la monnaie unique, que ce soit dans la cadre d’une dissolution concertée ou que ce soit
par une sortie unilatérale, l’un des
objectifs prioritaires que toute force politique défendant ET les intérêts des
français ET se donnant pour objectif la santé économique et politique de
l’Europe devrait se fixer. De la même manière que la sortie de la crise des
années 1929-1932 impliqua la fin de l’étalon-or, la sortie de la crise qui dure maintenant depuis près de dix ans en
Europe implique que l’on mette fin à l’Euro. Mais, le débat sur une sortie,
ou sur dissolution, de l’Euro suscite un certain nombre de questions qui
reviennent de manière récurrente. Ces questions, il convient d’y répondre.
Pourquoi la fin de
la monnaie unique est-elle un impératif ?
On peut se demander si la fin de l’Euro est
réellement un impératif. Après tout, une
dépréciation de l’Euro ne pourrait-elle remplacer la dissolution de la zone
Euro ? Cette thèse a été régulièrement avancée, en particulier de 2010
à 2014 quand le taux de change de l’Euro face aux autres monnaies était très
élevé. Cette question est d’ailleurs régulièrement posée à chaque fois que les
tensions s’accumulent dans la zone Euro. On
considère qu’une alternative à la dissolution de l’Euro serait sa dépréciation
par rapport au Dollar. Mais, en quoi une dépréciation de l’Euro
pourrait-elle être une alternative au retour aux monnaies nationales et à la
dépréciation de chaque monnaie ? En réalité, les tenants de cette thèse
ont tendance à oublier :
1) Le fait que dans un processus de dépréciation de l’Euro,
la parité implicite de chaque pays vis-à-vis de l’Euro n’est pas modifiée. Or,
le problème réside dans les différences de situation à l’intérieur de la zone
Euro. On ne peut, en réalité, trouver un
taux de change unique qui satisfasse des pays qui ont des économies
structurellement très différentes. Un Euro déprécié avantage l’Allemagne
bien d’avantage que les autres pays, si les taux des changes intérieurs à la
zone Euro restent constants, à leur niveau fixé en 1999. C’est le rapport entre
les monnaies au sein de la zone qu’il faudrait pouvoir modifier pour pouvoir
tenir compte des différences entre les gains de productivité et les taux
d’inflation entre chaque pays. Mais,
cela, techniquement, exige en réalité que l’on mette fin à l’Euro.
2) Le fait que tous
les pays n’ont pas le même degré d’intégration dans la zone Euro. La France
est aujourd’hui l’un des moins intégrés, alors que le taux d’intégration de
l’Espagne ou de l’Italie est nettement plus élevé. Dans une dépréciation de
l’Euro, la France gagnerait ainsi nettement plus que ses deux voisins du Sud. Soutenir l’idée de la dépréciation de
l’Euro par rapport au Dollar, c’est en un sens vouloir la mort des pays du
« Sud » de la zone.
En fait, la
zone Euro fonctionne comme un système de parités rigides, comme l’équivalent
d’un étalon-Or, et ce sans la possibilité de dévaluer cette parité, ce qui
était le cas dans l’étalon-Or. Les économistes connaissent bien les
inconvénients d’un tel système. Il empêche les ajustements naturels qu’il faut
faire car les pays ont des trajectoires de gains de productivité et d’inflation
qui sont très différentes.
Ce
système rigide fut l’une des causes de la grande dépression qui suivit la crise
de 1929,
et ce jusqu’à ce que les pays, les uns après les autres, se mettent à déprécier
leurs monnaies. Ces pays, l’Allemagne et le Royaume-Uni en particulier, avaient
initialement tenté de mettre en place des politiques que l’on qualifie de
« dévaluations internes » pour maintenir la parité-or de
leurs monnaies. Mais la « dévaluation interne » n’est
autre que ce que l’on appelait dans les années 1930 une politique de déflation, comme celle qui fut pratiquée par Ramsay
Macdonald en Grande-Bretagne, Pierre Laval en France ou le chancelier Heinrich
Brünning en Allemagne. Les résultats en furent dramatiques. Compte tenu de la
présence de rigidités nominales différentes suivant les prix, et du fait que
les coûts financiers sont constants en valeur nominale, ces politiques se sont
toutes traduites par des désastres sociaux ET économiques. Cette politique est
aujourd’hui largement responsable de la hausse du taux de chômage dans les
différentes économies du Sud de la zone Euro. En fait, il n’y a pas d’alternative à ces politiques d’austérité tant
que l’on restera dans la zone Euro.
Une sortie de la
zone Euro entraînera-t-elle une catastrophe ?
On avance souvent qu’une sortie de l’Euro
provoquerait une catastrophe économique. Ce discours évoque les déclarations
les plus apocalyptiques de l’histoire. À entendre ceux qui condamnent toute
sortie de l’Euro, nous serions menacés de tremblements de terre, de pluie de
sang et de nuées de sauterelle. Bref, les dix plaies d’Égypte ne seraient
qu’une plaisante rigolade à côté de ce qui nous attendrait en ce cas. Ce discours est à l’évidence conçu pour
effrayer ceux qui l’entendent. On cherche à provoquer une réaction de peur
et non une réflexion raisonnée, et raisonnable, sur ce sujet. Que des
personnes, qui pour certaines sont estimables, en soient réduites à ce type
d’argument dit bien à quel point on est
entré dans le domaine du religieux dès que l’on évoque une sortie de l’Euro.
L’un des arguments est qu’une disparition de
la monnaie unique entraînant une dépréciation de la monnaie provoquerait une
explosion de l’endettement de la France avec des conséquences désastreuses.
L’ancien Président de la République, Nicolas Sarkozy, s’est illustré dans la
défense de cet argument. Mais, il s’agit
d’un des arguments les plus usés et, en réalité, les plus mensongers.
Il faut rappeler ici l’état exact du
problème. En Droit international ce qui
compte n’est pas la nationalité du prêteur mais la nationalité
des contrats. Quand une dette, publique ou privée, a été émise en droit
français, sa monnaie de règlement est la monnaie ayant cours légal en
France, quel que soit cette monnaie (Euro ou Franc). Ce principe porte un nom,
la Lex Monetae.
Pour la dette publique, les contrats
émis en droit français sont passés de 85% du montant de la dette à 97% en 2013.
Donc, seuls les 3% résiduels seraient
affectés par une dépréciation de la monnaie.
La dette des ménages, elle, est
massivement (à plus de 98,5%) en contrats en droit français. Cela veut dire
qu’il y aurait une conversion instantanée des dettes et des avoirs détenus en
Euro en Franc, au taux de 1 pour 1. L’endettement
des ménages resterait inchangé.
Pour les entreprises non-financières, le
problème de la nature du droit ne se pose que pour celles, en général les
grands groupes du CAC-40, qui ont emprunté en Dollar, en Livre ou en Yen (voire
en Yuan). Mais, ces grands groupes réalisent une large partie de leur chiffre
d’affaires hors de France, et dans ces monnaies. L’impact de la hausse de leur endettement serait couvert par la hausse
de leur chiffre d’affaires en monnaie autre que le Franc.
Pour les sociétés financières (banques et
assurances) une étude de la Banque des Règlements Internationaux (BRI) de Bâle
montre que le système bancaire français peut parfaitement digérer ce choc, dont
le montant agrégé ne dépasserait pas les 5 milliards d’Euros (soit le montant
de la fraude attribuée à Jérôme Kerviel). Pour les assurances, elles ont
massivement réorienté leurs actifs vers la France. Si une aide de l’État est nécessaire, elle devrait être limitée et
serait largement digérable dans le cadre d’une forte croissance engendrée par
la dépréciation.
Il faut ajouter ici qu’une sortie de l’Euro
impliquerait un changement global de la politique monétaire et financière de la
France, mais aussi de TOUS les états concernés. L’une des
caractéristiques les plus importantes de ce changement serait le retour à une
situation de contrôles et de réglementations de la finance, ce que l’on appelle
la «répression
monétaire». Or, cette dernière a
eu un impact très positif, que ce soit sur la production ou sur
l’investissement, quand elle fut pratiquée après la seconde guerre mondiale.
Les avantages
d’une dissolution de l’Euro
Les avantages d’une sortie, ou d’une
dissolution, de l’Euro seraient en réalité très importants pour l’économie
française, mais aussi pour celle de pays comme l’Italie, l’Espagne, la Grèce et
le Portugal. Cette dissolution, ou une
sortie unilatérale provoquant rapidement l’explosion définitive de la zone
Euro, rendrait aux différentes monnaies la possibilité de s’ajuster, que ce
soit à la baisse ou à la hausse. On sait qu’une dépréciation de la monnaie
a bien des effets positifs sur l’économie comme le montrent les différentes
études réalisées ces dernières années, et en particulier celles faites par le
Fonds Monétaire International. En particulier, la compétitivité prix reste
largement dominante dans le cas des produits fabriqués en France. La France
retrouverait donc la compétitivité qu’elle a perdue depuis l’engagement dans la
logique de l’Euro, c’est à dire depuis en réalité le début des années 1990.
Une dépréciation de la monnaie, et l’on se
met ici dans l’hypothèse d’un retour au Franc accompagné d’une dépréciation
sensible par rapport au Dollar et au Deutsche Mark, entraînerait une forte croissance pendant une période de
3 à 5 ans qui se traduirait par des créations d’emplois importantes. Cette
croissance dégagerait les ressources budgétaires et fiscales qui sont
nécessaires à la réalisation de véritables réformes structurelles. Si l’on procède à une dépréciation forte de
la monnaie, on obtient au bout de 3 ans à une forte baisse du chômage (de 1,5
millions à 2,5 millions suivant les hypothèses sur le marché de l’emploi).
Ceci entraînerait un équilibre (voire un solde positif) de l’assurance-chômage.
En fait, la meilleure des réformes structurelles, que ce soit sur la question
de l’assurance-chômage ou sur celle des retraites, c’est bien le retour rapide
à une forte croissance et une forte baisse du chômage. En réalité, loin de
s’opposer, la dépréciation monétaire a
toujours été le meilleur des moyens de réaliser ces réformes structurelles.
Si la France sortait de l’Euro et dépréciait
sa monnaie, bien des pays l’imiteraient. D’aucuns affirment alors que cela
reviendrait à annuler le bénéfice de l’opération. Mais, le fait que d’autres pays nous imitent, voire dévaluent plus nous,
n’est pas un obstacle. Cen réalité, cet argument ne tient pas compte des
réalités de l’économie. Il est en effet très difficile pour un pays qui a une
balance commerciale massivement excédentaire et une balance des paiements
équilibrée de voir sa monnaie se déprécier. Si nous prenons en compte le cas de
l’Allemagne, il est certain que sa monnaie (le DM) s’apprécierait fortement, ce
qui provoquerait un écart avec le Franc d’environ 40%. Une dépréciation de la
Lire italienne et de la Pesetas espagnole est par contre certaine. Elle devrait
être légèrement plus importante que celle du Franc français, la lire se
dépréciant d’environ 10% de plus que le Franc et la Pesetas d’environ 15%. Cette situation se révèle pourtant
favorable tant pour la France que pour les divers pays du «Sud» de la zone
Euro. Que se passerait-il alors ? L’excédent commercial «monstrueux»
de l’Allemagne, excédent qui détruit les
économies européennes, disparaitrait du fait de l’écart entre les taux de
change du Franc, de la Lire et de la Pesetas avec le Deutsche Mark. Cet
excédent serait pour partie recyclé dans un excédent français qui, à son tour,
disparaîtrait au profit de l’Italie, de l’Espagne et de la Grèce et du
Portugal. En fait, les produits français
gagneraient fortement en compétitivité par rapport aux produits allemands mais,
en contrepartie, ils perdraient en compétitivité par rapport aux produits
italiens et espagnols. Ceci a été testé, et l’on peut montrer que des
dépréciations monétaires engendrent une forte croissance non seulement pour la
France, mais aussi pour l’ensemble de l’Europe du Sud.
La fin de l’Euro
est-elle la fin de l’Union européenne ?
C’est là un des arguments les plus répandus
chez les personnes qui, après avoir reconnu et admis que l’Euro était une
mauvaise chose pour la France mais aussi pour l’Union européenne, vous disent
que sortir de l’Euro entraînera automatiquement la fin de l’UE. Or, il faut rappeler qu’il y a des pays, et des
pays importants, qui font partie de l’UE et pas de la zone Euro : la
Grande-Bretagne, la Pologne, la Suède. Par ailleurs, l’UE a existé bien avant que ne soit créé l’Euro. Il est donc faux
de dire qu’un éclatement de la zone Euro conduirait inéluctablement à un
éclatement de l’UE.
En fait, c’est l’existence de l’Euro qui compromet
aujourd’hui la stabilité de l’UE et qui la rend, dans tous les pays,
massivement impopulaire. C’est au nom de l’Euro que l’on a imposé des
politiques d’austérités qui sont meurtrières (au figuré mais aussi au propre,
que l’on pense à la montée des suicides et des pathologies) aux pays de
l’Europe du Sud.
C’est l’Euro qui, par
ses effets négatifs sur la croissance, fait que aujourd’hui l’UE apparaît comme une zone de stagnation
économique tant par rapport à l’Amérique du Nord (États-Unis et Canada) que
par rapport à la zone Asie-Pacifique.
C’est l’Euro, du fait
de la crise qu’il provoque à l’intérieur de certains pays, qui menace la
stabilité politique et l’intégrité de ces derniers. C’est la raison pour
laquelle, avec les économistes du « European Solidarity
Manifesto », nous appelons à
mettre fin à l’Euro avant que ce dernier n’ait tué tant la France qu’une bonne
partie de l’Europe.
Mais, il ne faut cependant pas se voiler la
face. L’Euro a contaminé l’UE. Un
certain nombre de réglementations européennes sont liées à l’existence de
l’Euro. D’autres, sans l’être directement sont en réalité nocives. De plus, le
cours «libre-échangiste» pris par l’UE est une menace pour les travailleurs de tous les pays de l’UE. Il
serait bon, alors, que profitant du choc provoqué par une dissolution de l’Euro
(qu’elle soit contrôlée ou non) on puisse profiter de l’occasion pour remettre
à plat un certain nombre de problèmes de l’UE (et en particulier les règles de
négociation qui conduisent à l’acceptation du «grand marché transatlantique»).
Ceci
impose qu’un gouvernement qui se fixerait comme objectif de sortir de l’Euro
ait aussi des idées précises sur ce que pourrait être la coopération entre pays
européens dans le cadre d’une UE profondément réformée.
Source Posté par Marino