TRIBUNE
LIBRE
Quel regard
portez-vous sur cette réaction musulmane selon laquelle la violence de l’État
islamique n’a rien à voir avec l’islam ?
![]() |
Xavier
Luffin
|
Xavier
Luffin : Cela nous renvoie à un problème
récurrent dans le monde arabo-musulman : le refus d’assumer la part de responsabilité des maux qu’il connaît et
une grande propension à souligner la responsabilité de l’autre, que ce soit l’Occident,
Israël ou le monde chrétien. On voit bien qu’il existe une réelle
difficulté à assumer une responsabilité dans son propre chef, même quand un
parallèle peut être établi.
Ainsi
les conquêtes coloniales et l’esclavage ne seraient des questions que seul
l’Occident doit assumer, alors qu’on trouve des phénomènes similaires dans
l’histoire arabo-musulmane.
Outre les facteurs
historiques qui expliquent cette incapacité d’assumer, il y a aussi des
facteurs religieux.
Le
Coran étant considéré par les musulmans comme un texte révélé, le texte ne peut
donc être remis en question. Or, le Coran contient des
passages problématiques, et notamment belliqueux. Par ailleurs, ces passages
sont utilisés par les extrémistes religieux et les propagandistes de l’État islamique.
Il faut bien comprendre que ces passages
existent. On peut certes décider de les expliquer, et c’est ce que font les
exégètes du Coran. Mais le problème, c’est que bien souvent ce travail
d’exégèse est trop proche du sens littéral du texte.
Je n’ignore pas non plus les
approches visant à replacer ces passages problématiques dans un contexte
historique bien précis remontant aux périodes conflictuelles de
l’expansion de l’islam au 7e siècle. En réalité, on trouve de tout dans
ces approches exégétiques et il n’existe aucune hiérarchisation. Personne
n’indique clairement quel texte il faut suivre ni celui qu’il faut abandonner
une fois pour toutes. Les musulmans se
retrouvent donc avec un discours qui n’est pas suffisamment remis en question.
Il est donc urgent que les musulmans s’interrogent, se demandent pourquoi le
texte coranique peut être si souvent utilisé pour revendiquer des actes aussi
violents que les tueries de Paris.
Cela
signifie-t-il que l’État islamique n’est pas un repère d’ignorants des sources
coraniques ?
![]() |
Un
musulman dira que ça,
ce
n’est pas l’islam…
|
X.L. : Tout
à fait. Il faut cesser de dire l’État
islamique (Daesh), ce n’est pas l’islam. Il suffit d’écouter les discours et
les prêches d’Abou Bakr al-Baghdadi ou d’autres responsables de cette
organisation pour comprendre qu’ils ont une bonne connaissance des sources
coraniques. L’État islamique publie sur internet une revue en
anglais, Dabiq, et même en français, Dar al-Islam, dans laquelle
l’ensemble des articles sont truffés de références au Coran, à des Hadith, et à
un nombre considérable de penseurs particulièrement conservateurs comme Ibn
Taymiyya ou Mohammed Ben Abdelwahhab, le fondateur du wahhabisme.
Ces
textes sont cités avec les références de la même manière qu’un article pour une
revue scientifique occidentale. On ne peut donc pas du tout
affirmer que ces gens ne connaissent rien aux textes coraniques qu’ils citent
abondamment.
Que faut-il
faire alors ?
X.L. : Commencer
par entamer un travail critique au sein même de l’islam.
Car
lorsqu’on entend les réactions musulmanes actuelles selon lesquelles ce ne sont
pas des vrais musulmans qui ont commis ces actes ou que ce n’est pas l’islam,
cela reviendrait à dire que ce ne sont pas les États-Unis qui ont mené la
Guerre au Vietnam parce que ce n’est pas cela les vrais Américains, ou encore
que le Congo n’a pas été colonisé par les Belges parce que ce n’est pas cela la
vraie belgitude, etc.
Il y a un moment où un
groupe humain, quel qu’il soit, doit pouvoir dire qu’il assume la
responsabilité des actes commis par les siens au nom des références dont se
revendique l’ensemble du groupe, même si ces références ne sont pas claires.
C’est un travail que les musulmans doivent aussi entreprendre, sinon ils
resteront enfermés dans ce discours de
la victimisation et de la déresponsabilisation.
Quand on regarde de nombreux
discours de prédicateurs musulmans vivant en Europe, on s’aperçoit qu’ils ne
remettent nullement en cause des passages belliqueux du Coran.
Des tentatives
d’approches critiques ont pourtant été initiées…
![]() |
…
et que l’islam est victime
de
mensonges islamophobes…
|
X.L. : Oui,
mais elles posent deux problèmes majeurs.
Tout d’abord, ces
réouvertures de la tradition exégétique du Coran depuis le début du
20e siècle, comme celle de Mohammed Arkoun, sont certes très
intéressantes, mais elles restent prisonnières du texte. Puisque le Coran est censé être une parole divine révélée, elles
doivent tenter de critiquer le texte sans pour autant l’invalider, ce qui est
un exercice périlleux. Mais cette explication critique est toujours
littéraliste.
Le deuxième problème de ce
mouvement de pensée réside dans son impact réel. Ces nouveaux penseurs de
l’islam existent bel et bien, ils publient énormément par ailleurs, mais leurs
travaux sont surtout lus par des intellectuels occidentaux ou par une frange
marginale d’intellectuels du monde arabo-musulman.
Ainsi, je n’ai jamais
entendu un imam bruxellois se référer aux écrits de Nasr Hamid Abou Zayd, ce
théologien égyptien cherchant à interpréter le Coran à travers une
herméneutique humaniste. Je n’affirme pas que l’impact de ces penseurs
musulmans humanistes soit inexistant, mais il demeure malgré tout très faible.
Quand
on franchit la porte d’une librairie musulmane du boulevard Lemonnier à
Bruxelles, les livres qu’on vend sont surtout des traités médiévaux
conservateurs et des manuels d’une pauvreté intellectuelle et spirituelle
n’abordant que la question du licite et de l’illicite ! Il n’est jamais
question de remettre en cause certains préceptes problématiques ni de les
contextualiser historiquement.
Or, le discours ambiant
répétant que l’État islamique n’est pas l’islam minimise complètement la portée
des textes qui sont réels et qui sont utilisés par les fondamentalistes les
plus violents et les plus rétrogrades, comme par les plus modérés et les plus
humanistes.