Menacé par l’oubli aux
Invalides, il sera un héros de légende au milieu de ses compagnons d’armes à
Fréjus.
Le
matin du 20 novembre 1953, la météo est franchement maussade au-dessus du
Nord-Tonkin. Les avions qui transportent les parachutistes du 6e BPC ont dû
attendre 9 heures pour décoller de Haiphong. Ils ont mis le cap sur un village
encore inconnu, Diên Biên Phù. Le bataillon doit s’en emparer. Le premier à
être largué est le chef de bataillon Marcel Bigeard, 37 ans, guerrier déjà
remarqué en Indochine. Les paras sont accueillis au sol par un feu nourri,
fusils-mitrailleurs et grenades. Bigeard est à la manoeuvre, exigeant et
concentré. À midi, le village est en vue. Une heure et demie plus tard, il est
pris. Le coeur du futur camp retranché de Diên Biên Phù est aux mains des
Français. La phase initiale de l’opération Castor s’achève, le parcours de
gloire de Bigeard commence.
Mardi
prochain 20 novembre, à l’heure même où les parachutistes s’emparaient de Diên
Biên Phù cinquante-neuf ans plus tôt, le ministre de la Défense, Jean-Yves Le
Drian, et le ministre délégué aux Anciens combattants, Kader Arif, présideront
à Fréjus, d’abord au camp Lecocq du 21e régiment d’infanterie de marine puis à
la nécropole nationale, les cérémonies au cours desquelles les cendres du
général Bigeard seront déposées parmi celles de ses dix-sept mille frères
d’armes du corps expéditionnaire français tombés en Indochine. Enfin ! Ce sera
en effet le terme d’un long parcours où la fidélité au soldat l’aura disputé
aux obstacles de ce que Bigeard appelait la « jungle politique ».
Il
s'était éteind chez lui, à Toul, le 18 juin 2010, à l’âge de 94 ans, sous la
garde de ses bérets rouges qui se relayaient auprès de lui nuit et jour. Les
honneurs militaires lui avaient été rendus au cours d’un hommage national à
Saint-Louis des Invalides. Il avait émis le voeu que ses cendres fussent dispersées
au-dessus de cette terre de Diên Biên Phù où il s’était tant battu et à
laquelle il avait rendu une visite émouvante en 1994. Mais les autorités
vietnamiennes, même tant d’années après la fin de la guerre, refusèrent : pas
de cendres ennemies sur leur sol, lequel a pourtant enseveli des milliers de
corps de soldats disparus. L’urne funéraire resta donc au crématorium de Toul,
en attendant une autre destination. Mais laquelle ?
Ses
proches pensèrent d’abord à la nécropole de Fréjus à l’inauguration de laquelle
il avait assisté. Mais quelques mois plus tard, le général Bruno Cuche,
gouverneur des Invalides, rencontrant son camarade le général Maurice Schmitt,
ancien chef d’état-major des armées et lui-même ancien gouverneur des
Invalides, lui proposa le transfert des cendres dans le caveau des gouverneurs
situé sous la nef de la cathédrale . Schmitt, qui avait été l’un des tout
derniers à sauter sur Diên Biên Phù et plus tard l’un des lieutenants de
Bigeard, fut aussitôt séduit. Son chef dans le caveau de l’église du soldat,
auprès des maréchaux de la monarchie, de l'Empire et de la République ! Il
restait une place libre à côté des Kléber, Bugeaud, Leclerc et Juin. Il
suffisait d’en convaincre les autorités suprêmes.
Le
ministre de la Défense était alors Gérard Longuet, qui aimait de coeur ces
militaires dont il avait la charge. Or il se trouvait à la Saint-Michel 2011,
fête des paras, sur les terres du 8e RPIMa à Castres. Un autre ancien chef de
section de Bigeard, le général François Cann, l’attendait pour lui faire part
du message qui circulait entre anciens : “Faites transférer les cendres de
Bigeard aux Invalides. Ce geste est attendu.” Longuet s’assura de l’accord de
l’Élysée ; il écrivit une lettre à la fille du général, Marie-France Bigeard,
pour lui proposer le transfert.
Mais
Bigeard n’est pas tout à fait un guerrier comme un autre. Il portait sur la
poitrine toutes les croix des dernières batailles de l’empire ; il avait couru
pendant quinze ans sur les pistes sans fin de la jungle, de la brousse et des
djebels ; il avait rétabli l’ordre à Alger contre le FLN ; il avait bombé le
torse sur les Champs-Élysées et créé la “légende Bigeard”. Et après qu’il eut
épuisé les joies du soldat, Valéry Giscard d’Estaing l’appela comme secrétaire
d’État à la Défense pour redonner du moral à des armées qui en manquaient. Il
ne laissait pas indifférent. Admiré par les uns, ce qu’il incarne est suspect
pour d’autres.
Devant
la perspective du transfert de ses cendres aux Invalides, les communistes
s’indignent. Le sénateur PC du Rhône Guy Fischer, qui ne l’a jamais vu de sa
vie, parle du « tristement célèbre général Bigeard » ; les Verts de
Paris pétitionnent ; les Algériens agitent leurs réseaux. Au ministère des
Affaires étrangères, on fait savoir au ministre, Alain Juppé, qu’une telle
cérémonie ne serait pas la bienvenue l’année du cinquantenaire de
l’indépendance de l’Algérie. Nicolas Sarkozy, qui avait honoré le commandant
Hélie de Saint Marc et rendu hommage aux harkis, est trop occupé par la
campagne présidentielle. Gérard Longuet espère quand même que cela resterait
possibe en cas de victoire et pourquoi pas à la Saint-Michel 2012...
L’urne
funéraire attendait à Toul. Une Fondation Général-Bigeard avait été constituée
au mois de juin 2011. C’est elle, et Marie-France Bigeard, qui devaient prendre
l’initiative d’une autre cérémonie. C’est ainsi que l’on revint au projet
initial, celui de la nécropole de Fréjus. Encore fallait-il l’accord du nouveau
ministre de la Défense de François Hollande, Jean-Yves Le Drian. Lui au moins
avait connu Bigeard. À la fin du mois de septembre dernier, celui-ci accepta
l’invitation, accompagnant sa décision d’un hommage qui faisait hurler sur sa
gauche : « Bien plus qu’un chef, le général Bigeard était un meneur
d’hommes. Celui vers qui les regards se tournent dans les moments les plus
difficiles ; celui qui cultive le goût de l’exigence et de la “belle gueule”[…].
»
La
date fut arrêtée ; ce serait le 20 novembre, date anniversaire du saut sur Diên
Biên Phù. Mais c’était aussi une date proche du voyage du président de la
République en Algérie ; le Quai d’Orsay allait-il protester ? Fréjus n’était
pas les Invalides. Le Drian maintint sa décision. Et Valéry Giscard d’Estaing,
toujours fidèle à son ancien ministre, annonça qu’il prononcerait un hommage
devant la stèle de bronze dévoilée en l’honneur du “premier para de France”.
François
d'Orcival pour Valeurs Actuelles (posté par Marino)